En 1899, à la question « Faut-il aller au bal? », le curé répond non. L’écrivain qu’est Urbain Olivier le fait encore, mais plus Ramuz. Ce dernier, dans Aline, sans être ni du côté de la morale ni de celui du pragmatisme rousseauiste, dénonce plutôt l’exclusion que cause le bal. Car si des « conséquences funestes » guettent les jeunes amoureux, ce n’est pas tant pour avoir dansé que pour avoir été exclus. C’est en se cachant qu’ils finissent par aller à leur perte, et en rangeant malgré eux leur amour du côté de l’interdit.
La thématique du livre moralisant se retrouve dans d’autres textes, dont des œuvres littéraires romandes. Deux extrait sont cités ici, qui donnent une idée des fondements des interdits, qui sont d’un ordre tout à la fois moral et social.
« À la salle du bal, les jeunes gens étaient joyeux. Ils se livraient au plaisir de la danse avec une sorte d’entraînement frénétique. La foule n’était pas considérable : une cinquantaine de personnes du village et quelques garçons et filles des localités voisines. Villioud se trouvait seul de son hameau assez éloigné. Il arriva de bonne heure chez les Belot, où Lothaire l’avait invité à souper. Jean-Jules Julliard eut d’abord quelque peine à lui céder Cornélie pour les danses promises ; mais comme cela ne peut se refuser sans qu’il en résulte des animosités et que d’ailleurs c’était chose arrangée d’avance, il finit par y consentir sans se faire trop presser. Villioud pouvait aussi être une bonne pratique pour les vaches que Jean-Jules ou son père amèneraient plus tard de Fribourg ou des Ormonts. Donc, il fallait bien se garder de l’empêcher de danser avec Cornélie Belot. Avec Rosette, René se montra parfaitement convenable ; en général, il le fut avec tous dans le commencement de la soirée. On voyait qu’il cherchait à prendre position, ou plutôt à garder celle que lui faisait sa jeune maîtresse en l’acceptant pour son cavalier. Il la céda de bonne grâce à plus d’un qui voulait danser avec elle : à Villioud, à Lothaire, à Julliard qui paraissait y tenir beaucoup, à d’autres encore. Rosette causa un peu avec tous ces garçons et put se convaincre que René était pour le moins aussi intelligent, aussi bien doué qu’aucun d’eux ; que même il s’exprimait mieux. Pour la figure et la tenue, René était sans contredit l’un des plus distingués. Une seule chose fut désagréable à Rosette ; c’était l’air assuré et familier de Jenny lorsqu’il dansait avec elle. On aurait pu penser que Jenny se considérait comme ayant un droit quelconque sur lui. C’est que, il faut le dire, le premier baiser que René lui avait pris au pressoir, pendant les vendanges, avait été suivi de plusieurs autres dans leurs causeries nocturnes. René ne pensait pas qu’il y eût là le moindre mal ; de telles marques d’amitié entre jeunes gens du même village ne tiraient pas, selon lui, à conséquence, et surtout pas avec Jenny Gottrau. Avec Rosette, c’eût été comme le gage d’une affection à la vie et à la mort. Avec Jenny, René pouvait bien rire et s’amuser, causer à la brune, l’embrasser, et cependant songer sérieusement à obtenir Rosette pour sa femme. Il y a des cœurs d’hommes faits comme cela ; il en est de plus méprisables encore, même chez des gens du reste très bien élevés. Au commencement de la soirée, Rosette éprouva une satisfaction réelle à se retrouver avec la jeunesse dont elle avait cessé de faire partie depuis deux ans. De toutes parts on lui témoigna le plaisir d’un retour sur lequel on n’avait pas compté positivement ; elle en fut flattée et jouit de se voir si bien accueillie. On lui sut gré de n’être point fière : une fille aussi riche, qui danse avec le domestique de sa mère, montre par là qu’elle sait estimer les pauvres gens. Il est vrai que René est le neveu d’un oncle dont il sera l’héritier, et cela arrange bien les affaires. Voilà ce que pensaient la plupart des danseurs et des spectateurs. Entre neuf et dix heures, Rosette éprouva tout à coup un vif sentiment de tristesse, à la suite d’une pensée qui lui traversa l’esprit. « Où allons-nous, nous tous qui sommes ici, » s’était-elle dit ; « moi, René et les autres, où allons-nous? Voudrions-nous mourir dans la disposition où nous sommes ? Ah ! non, certainement. » Puis, comme une ombre qui passe, l’image de Charles Maubert accompagnant le cercueil de son père, se présenta devant ses yeux ; elle vit le jeune homme en deuil, brisé de cœur, mais calme et paisible, marcher lentement, tête nue, vers le lieu d’où l’on ne revient plus. Son imagination et sa conscience furent saisies par cette apparition intérieure, à tel point que René dut lui dire deux fois de suite : — C’est à notre tour maintenant ; qu’avez-vous, Rosette, et à quoi pensez-vous ? — Pardon, je songeais, en effet, à quelque chose de bien sérieux. La valse emporta les pensées de la jeune fille. […] A l’horloge du village, dix heures venaient de sonner. Rosette alla prendre un châle déposé à l’auberge et dit à René que c’était l’heure de rentrer à la maison. — Mais nous reviendrons ? — Non, pas moi. — Quel dommage ! enfin, je dois vous obéir. René plaça lui-même le châle sur les épaules de Rosette, lui offrit son bras et s’envint avec elle. Une lune douteuse, blanchâtre, éclairait à demi le ciel, voilé çà et là de nuages gris. En sortant d’une salle de bal, il faisait froid à la rue. — Eh bien, Rosette, regrettez-vous d’être venue avec nous, — avec moi ? dit René en serrant un peu son bras sous le sien. — Non, pas précisément ; j’ai eu du plaisir pendant quelques heures. Cependant, je crois que j’ai dansé aujourd’hui pour la dernière fois. — Ne dites pas une chose pareille ! Pour moi, je n’ai jamais été si heureux que ce soir, ajouta-t-il, et en disant cela, il entoura de son bras gauche la taille de Rosette, qui ne put l’en empêcher. — Vous m’avez promis de m’expliquer ce qui avait pu faire de la peine à ma mère, dans un mot que je prononçai un soir, dit-elle en essayant, mais en vain, d’ôter le bras de René. — Oui, je vous le dirai, à une condition. — Laquelle ? — Celle-ci. Et avant que Rosette pût se couvrir le visage d’une main, René lui avait pris un gros baiser, presque sur les lèvres. — C’est lâche, ce que vous faites, René. Sachez bien que je n’y ai point consenti. Si vous abusez de votre force et de votre position de cette manière, je vous le déclare, il n’y aura jamais d’affection possible entre nous. Je veux pouvoir être confiante, où que nous soyons. Et respectée : entendez-vous ? — J’entends, oui, Rosette, j’entends comme un garçon qui revient de la danse avec une fille qu’il aime, et trop heureux pour ne pas le lui témoigner. […] — Vous êtes le plus fort, soit. Je ne puis me débattre dans la rue. — Vous ferez très bien. Mais ne comprends-tu pas, Rosette, ne sens-tu pas combien je t’aime ? — Non, répondit-elle vertement, comme ils ouvraient la porte de la maison. Je crois, au contraire, que vous ne m’aimez pas comme j’ai besoin d’être aimée, et j’ai le sentiment que vous ne me serez jamais rien de plus. Voilà ce que je pense en ce moment. » Urbain Olivier, Rosette ou la danse au village, Lausanne, Bridel, 1873, « Chapitre XIV, Mauvaise lune », p. 161–168.
La semaine s’écoula. Le dimanche soir, on dansa au village. On avait construit un pont de danse sous les ormes derrière l’auberge. Vers les cinq heures, la musique arriva, et ils étaient six, trois pistons, une clarinette, un bugle et un trombone. Alors, ayant bu un verre pour se donner du souffle, ils s’assirent sur l’estrade enguirlandée et la danse commença. Les gros souliers battaient les planches en mesure ; les musiciens, gonflant leurs joues, regardaient à droite et à gauche sans s’occuper de leur musique, tant ils en avaient l’habitude. On n’entendait de loin que le trombone qui poussait ses grosses notes espacées comme un ronflement ; de plus près, les pistons aigus, mêlés au bruit des pas qui marquaient la cadence, faisaient un grand tapage. Après chaque danse, les musiciens remplissaient leurs verres qu’ils vidaient d’un seul coup, la foule envahissait l’auberge et les filles avec leurs ceintures de toutes les couleurs se promenaient dans le village. Des drapeaux rouges à croix blanche et d’autres verts et blancs flottaient aux fenêtres de la salle à boire ; il y avait aussi des lanternes de papier pendues au-dessus du perron. Tout autour du rond de danse, les branches de sapin qui sentaient la poix cachaient la charpente. Les enfants tiraient des pétards ; des charrettes aux brancards relevés attendaient devant les maisons ; le crépuscule était rose. Enfin la nuit tomba. Aline et Julien écoutaient de loin la musique. Elle leur arrivait nette et presque indistincte, selon que la brise hésitante la poussait jusqu’à eux ou la laissait retomber. Elle sortait de l’ombre et elle était triste. Julien disait : — Voilà qu’ils dansent une polka… à présent, c’est une valse. Quand même, si on avait pu y aller ! — On ne pouvait pas. — Naturellement. Il reprit : — C’est que c’est bien joli au moins, c’est une bien bonne musique, des gens qui jouent toujours ensemble et qui les savent toutes par cœur. On commence tard, on n’a pas trop chaud. L’aubergiste a du fameux vin. Enfin, voilà ! Ils se turent. À la fin d’un air, la musique cessait ; elle reprenait presque aussitôt ; et, pendant les silences, on entendait des éclats de voix et de gros rires. — Ils ne s’ennuient pas, recommença Julien. — On est encore mieux ici. — Oui, seulement adieu la danse. — Écoute, dit Aline, si on en dansait une ; on entend assez la musique. — Oh ! Allons-y, si tu veux. Elle dit : — Je n’osais pas te le demander. — Pourquoi pas ? — Comme ça. — Comme ça, dit-il, on sera du bal, nous aussi. Ils dansèrent sous le grand poirier. Leurs haleines confondues leur échauffaient le visage. Aline fermait les yeux, la tête appuyée sur l’épaule de Julien ; leurs jambes se mêlaient. Parfois la musique faiblissait et ils piétinaient sur place ; quand elle recommençait, ils tournaient plus rapidement pour rattraper la mesure. Et toute la nuit tournait autour deux, avec le poirier, les collines, le bois, le ciel et les étoiles, comme dans une grande danse du monde. Ils tournèrent ainsi longtemps. Mais Julien glissa sur l’herbe. Il se dit tout à coup que les autres dansaient sur un plancher avec de la lumière et de quoi boire, – eux dans un pré mouillé, sous un arbre, comme des fous. Une espèce de colère lui entra dans le cœur. — J’en ai assez ! — Déjà ? — Déjà ? Il y a un bon quart d’heure qu’on tourne. Ils se regardèrent, ils se voyaient à peine. Des noyers noirs et compacts comme des blocs de rocher fermaient la prairie. Aline dit : — Tu es fâché ? — Oh ! dit-il, c’est la fatigue. Elle soupira. L’orchestre commençait la dernière valse. Le vrai amour ne dure pas longtemps.
Charles-Ferdinand Ramuz, Aline, Paris, Grasset, 1927, p. 65–68.