Les Interrogatoires d’un habitant de Valleiry accusé d'avoir reçu la Cène malgré l'interdiction qui lui en avait été faite à deux reprises par le Consistoire, en punition de ses fautes, la première fois pour paillardise, la seconde pour avoir dansé est un des documents les plus anciens référencés par le catalogue Cadanse. Il adopte une graphie peu lisible aujourd’hui, aussi il ne révèle pas d’emblée tous ses secrets. Il n’empêche que le seul titre du document démontre qu’à Genève, en 1560, la danse fait partie des fautes graves. Trop danser ou le faire mal à propos peut mener les habitants du canton du bout du lac à être exclus de la table de la Cène. Confirmant les préjugés, le document démontre en somme que les lois sont sévères et restrictives en matière d’amusements, aux alentours de 1560, dans la cité de Calvin. Pour autant, le document permet peut-être aussi de relativiser les préjugés. D’abord, il démontre que les entorses à la loi n’ont jamais manqué. En effet, l’habitant de Valleiry cumule à lui seul la débauche, la dansomanie et l’insoumission — puisqu’il se dérobe à l’autorité ecclésiastique et se joint à l’assemblée, pour la Cène. Ensuite, mis en contexte, les Interrogatoires permettent de penser que « l’habitant de Valleiry » est au fond un homme ordinaire qui sait simplement donner la priorité à l’expression de sa joie de vivre sans craindre le courroux ni des Hommes ni de Dieu. Car de fait, ils révèlent que « l’habitant » n’est pas seul à « fauter », à son époque.
Dans les Archives d’État de Neuchâtel, on trouve en effet un autre texte qui révèle que certains pouvaient être punis pour avoir dansé, dans la seconde moitié du XVIe siècle. En l’occurrence, ce qui est remarquable, c’est qu’il y a eu délation. Les autorités ne sont donc pas seules responsables de la condamnation de la danse. Par leurs lois, elles appliquent peut-être simplement des principes qui sont largement partagés, et qui veulent que le respect de la morale prévale sur celui de la liberté de danser. Le texte a entièrement été retranscrit par Océane Marie Brigitte, étudiante de l'Université de Genève:
Témoins examinés en secret au lieu du Locle contre maître Jehan Marchand ministre 1587.
Témoins examinés en secret au lieu du Locle à l’instance des honorables Damian Cornu, procureur en la seigneurie de Vallngin, et de Abraham Cugniet, lieutenant en la justice dudit lieu comme charge ayant de la seigneurie, et est-ce d’être à l’encontre de maître Jehan Marchand.
Premièrement en a été demandé à George Cosandier demeurant audit Locle, lequel avait fait le serment à lui vie comme en tel cas est requis, a dit et rapporté que par un jour il se trouva en la cherrière avec ledit maître Jehan, dont ledit déposant lui dit : « comment maître Jehan estes-vous fâché ? », il lui répondit et dit : « j’avais marchandé Benoist Jehannet vôtre beau-frère et Claude vieille Jehan pour me tenir ma charrue et ils sont allés es vignes et suis sans ouvriers, dont il m’en vient mal/malheur je voudrais que celui qui promet tint et plus n’en dit.
Othenin Pyod a rapporté qu’étant par un jour vers chez Perrey, il vit ledit maître Jehan qui allait trébuchant par le chemin de la Groye, et, étant un peu avant, il se coucha et ledit déposant et Teyvet son frère étant soupés allèrent avec Guillaume Regnaud vers ledit Jehan Marchand, et, étant vers lui, ledit déposant l’empoigna par la main et lui aida à se lever et allèrent avec lui jusques en la cherrière et en allant qu’ils faisaient rencontrèrent une planche, et lui voulant aider à passer, il leur dit : « laisse-moi aller, je passerai bien », et passa ladite planche. Or étant venus jusques en ladite cherrière ledit déposant lui dit : « s’il-vous plaît, nous vous ramènerons jusques en la cure ». Il leur répondit : « Je m’en irai bien, je viens de noces, nous avons trouvé de bon vin et avons bien bu, je vous prie ne m’accuser car j’aimerais mieux que vous me dites brigants de bois que m’avoir ainsi trouvé, mais je vous prie venir souper avec moi. Ledit Teyvet Pyod en a rapporté en même substance comme ledit Othenin son frère, hormis qu’il n’a point parlé de souper.
Madelaine, femme de Lyenard, ou Gommung, a rapporté que pour un jour, étant sur loge de chez Monsieur le maire du Locle, elle vit un bourguignon qui vint demander de la graine en la maison dudit maître Jehan et que la femme dudit maître Jehan lui en bailla dans une écuelle icelluy. Maître Jehan, sortant hors de la maison, dit « si tous les pauvres étaient pendus, les laboureurs seraient bien aises ». Ladite déposante dit : « Las ! Dieu nous en défende ».
La Rose femme de Pierre Gandet en a rapporté en même substance comme ladite Madelaine l'a dit et déclaré.
Elysabet, relicte de feu Jehan des Combes, a rapporté qu'elle n'était pas souvenante avoir ouï les paroles.
Item mais en a été demandé à honorable Jehan Callame, clerc, qu'a rapporté que le soir des noces de son fils, maître Jehan Marchand et monsieur le maire s'en voulant aller, ledit déposant prit un pot de vin et un plat de beignets et leur voulait dire adieu, mais il ne vit point de dance car il rentra incontinent en la maison.
David Montandon a dit et rapporté qu'en s'en venant desdites noces il vit maître Jehan Marchand appondu en la dance avec une compagnie qui dansaient avec fifres et tambourin, mais il ne vit point de meshus ni de vin ni de beignets.
Jehan, fils de Claude Callame, dit Rosset, a rapporté qu'en s'en venant desdites noces il vit ledit Maître Jehan qui dansait avec des autres au fifres et tambourin et qu'il y avait des beignets en la place, mais il ne vit personne qui en fit meshus.
Jacques Montandon, dit Clerc, a rapporté qu'il avait vu voirement ledit maître Jehan appondu qui dansait avec les autres.
Rapport de moi Daniel Perret-Gentil sur l’inquisition contre maître Jehan Marchand
Le soir des noces du fils de Jehan Callame, clerc, sortant de la maison des noces je trouvai maître Jehan Marchand auquel je dis s’il s’en voulait venir. Il me dit qu’oui. Ainsi nous en vînmes lui, le sautier du Locle et moi. Or quand nous fûmes deçà de ladite maison des noces, on nous suivit avec un pot de vin et nous fit en boire. Cependant que buvions, le fifre et tambourin des noces menaient à mon avis une dance. Moi au même instant, me détournant, je vis maître Jehan Marchand qui sautait tout seul avec son manteau. Sur ce commença une danse où étaient plusieurs personnes, même une femme, en laquelle danse aussi je vis maître Jehan Marchand, mais je ne sais bonnement lequel de la compagnie tenait ladite femme par la main. Quand ès beignets qu’on dit avoir été épandus, je ne sais pas que j’en visse point pour cette heure-là, mais lendemain matin, retournant par ce lieu, j’en vis qui étaient brisés et épandus par sur la terre.
Davantage, moi ayant certains propos avec lui, il me dit que je n’allais point au prêche. Le sautier du Locle, étant présent, lui répondit qu’il avait tort et qu’il savait bien le contre mêmement prit des témoins en témoignage pour moi. Étant là survenus beaucoup de gens, je lui dis en leur présence qu’il m’avait fait tort de tenir tels propos contre moi et que lui-même savait bien que je fréquentais les prêches diligemment. Sur quoi ledit maître Jehan se mit au chemin devant notre maison et me dit « venez-moi tuer venez-moi tuer ». Jehan Savoye lui dit que je n’étais pas celui qui voulût tuer quelqu’un et qu’il vaudrait mieux tuer un pou. Moi oyant tels propos, je me retirai en la maison et lui s’en retourna en la cure.
Davantage, une fois les gouverneurs du Locle me vinrent demander justice contre ledit maître Jehan pour avoir réparation d’honneur de certaines injures qu’ils disaient il leur avait dit, à savoir qu’ils étaient des larrons. Moi les renvoyant devant la seigneurie, ledit maître Jehan se présenta devant moi et cria merci auxdits gouverneurs qui le pardonnèrent.
Derechef, une fois il vint trouver moi et le sautier. Il nous dit avec assurance que la Bourgogne était pleine de gendarmes qui se voulaient ruer sur nous et qu’ils étaient seulement outre le Doubs. Moi, lui affirmant le contre, il soutenait que son dire était vrai. Alors nous deux, le sautier à sa requête, nous allâmes jusques à Mortault pour savoir la vérité du fait par condition que nous le prions ne bouger du Locle et ne nous laisser avant notre retour, ce qu’il nous promit. Nous, ayant fait ce voyage, n’ayant rien trouvé de fait de guerre, revînmes au Locle, mais nous n’y trouvâmes pas maître Jehan.
Et finalement en a été demandé audit sautier du Locle qu’a rapporté qu'il n'en savait ni plus ni moins que comme ledit sieur maire l'avait dit et rapporté et qu'il était ainsi.
Lequel exament ainsi fait, lesdits sieurs procureur et lieutenant l'ont demandé avoir par écrit, ce que leur a été adjugé par les honorables Jacques Perrellet, Huguenin Perret-Gentil, dit Maillard, Anthoine Montandon et Pierre Humbert jurés audit Locle ce 23e de janvier 1587.
Par commandement dudit sieur maire,
Signé par moi.